Pour réaliser cette étude de 153 pages, Lucile Hervouet, post-doctorante à l’UPF, a recueilli de nombreux témoignages, couplés à un questionnaire en ligne auquel 1198 personnes ont répondu. Elle s’est également entretenue avec des professionnels des secteurs éducatifs, sociaux, juridiques, politiques, de santé ou encore religieux.
Et le constat de ce travail de longue haleine est sombre. La sociologue note, en Polynésie, « une prévalence élevée des violences sexuelles : 7% des femmes avaient subi au moins une agression sexuelle avant 15 ans contre 4% en métropole et 6 % déclaraient que leur première relation sexuelle était un acte forcé contre 1,4% en métropole ». Des chiffres qui « confirment une nouvelle fois que les violences sexuelles sur mineur(e)s sont un problème de grande ampleur sur le territoire ».
Ces violences sexuelles sont, dans la majorité des cas, perpétrées par des ascendants, dont 96 % sont des hommes. « Il s’agit, par ordre décroissant, d’un oncle (43%), un cousin (39%), un frère ou demi-frère (19%), un père (8%) un beau-père (8%) et/ou un grand-père (6%) ».
– PUBLICITE –
Et elles varient en fonction de la structure familiale. Les personnes ayant fait l’objet d’inceste dans un foyer recomposé ou adoptif représentent, ainsi, 24% et 25% des victimes, contre 16% pour celles élevées par leurs parents biologiques. Mais « les difficultés à définir le milieu social à partir de la profession et de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles en Polynésie française freinent l’analyse en termes de classe sociale », souligne, sur ce point, Lucile Hervouet.
« Les agresseurs mobilisent le registre de l’autorité, de l’initiation, du jeu ou de la réciprocité des liens pour asseoir la violence sexuelle. Certains revendiquent même un droit à ‘abuser’ sexuellement de leur enfant (…) La violence est souvent banalisée par les agresseurs. Leurs actes ne bouleversent pas les activités quotidiennes de la famille, ce qui rend d’autant plus difficile leur dévoilement (…). Ces résultats mettent en évidence la complexité du dispositif incestueux et la difficulté à y mettre un terme », écrit-elle.
D’ailleurs, les victimes d’inceste peinent souvent à révéler les faits. Près d’un tiers d’entre-elles n’en ont jamais parlé par « peur des représailles », pour « ne pas bouleverser l’ordre familial » ou en raison « d’affects ambivalents envers l’agresseur, entre peur, affection et respect ». « Les femmes qui ont dévoilé les faits ont souffert de l’incrédulité et parfois du rejet des membres de leur famille. Ce défaut de soutien et de reconnaissance de la part de l’entourage familial, voire sa contribution au climat de violence durant l’enfance, constituent des obstacles au dévoilement », constate la sociologue.
Elle note aussi que le fait d’avoir été victime d’inceste durant l’enfance « augmente le risque de subir des violences à l’âge adulte, en particulier dans la sphère conjugale ». Ces violences ont aussi des « conséquences négatives sur le parcours scolaire et sur l’intégration sur le marché du travail, qui constituent à leur tour des facteurs de vulnérabilité supplémentaire ».
Des professionnels qui « participent à la perpétration » de l’inceste
Quid de l’action des pouvoirs publics ? Selon l’étude, ils tardent à prendre la mesure du problème. « Au cours des années 2010 et 2020, la cause a bénéficié d’un agenda politique et législatif hexagonal incitatif. Cependant, la politisation du problème est restée limitée par son caractère sensible et ‘peu rentable’ dans la compétition politique. De plus, dans un contexte de compétition entre les causes, celle des violences sexuelles sur mineur peine à s’autonomiser vis-à-vis de la cause des violences intrafamiliales et en particulier des violences conjugales (…) Les décideurs connaissent le problème et souhaiteraient s’y atteler, mais peinent à définir un plan d’action. Le problème de l’inceste ‘pèche’ non seulement par son caractère sensible, mais aussi par sa complexité », souligne l’auteure.
Le traitement de ces affaires au niveau judiciaire, par les médias locaux, interroge également la sociologue. Elle constate que « l’inceste est abordé sous l’angle du fait divers » et ne donne donc pas lieu à « un questionnement sociétal plus large ».
Les différents professionnels ne disposent, quant à eux, que de « moyens limités pour prendre en charge les victimes et les auteurs ». En outre, ils ne parviennent pas « à mettre en place une politique coordonnée à l’échelle du territoire », par « manque de volonté politique des décideurs, mais aussi à cause d’une difficulté à coopérer entre institutions (…) avec des relations parfois teintées de concurrence ou d’indifférence ».
Et malgré un travail de sensibilisation sur le sujet, certains d’entre eux ne sont pas au courant de leur obligation de signaler les faits auprès des autorités compétentes. Certains sont même réticents à le faire pour différentes raisons. Parmi celles-ci, le fait qu’aller à l’encontre de la volonté de la victime, qui souhaiterait garder le silence, serait, pour elle, une nouvelle violence. Ils craignent parfois aussi des menaces et/ou représailles.
« Finalement, bien qu’ils reconnaissent en principe l’importance de la révélation, une partie des professionnels s’approprient l’injonction au silence inhérente au dispositif incestueux et participent à sa perpétration », souligne Lucile Hervouet.
« Dilemmes éthiques »
Pour expliquer cet état de fait, la sociologue évoque plusieurs pistes, dont la « question culturelle ». Ainsi, « certains acteurs vont chercher dans les mythes et dans les récits des navigateurs et missionnaires européens des éléments attestant de l’ancrage culturel de l’inceste ». Un « prisme culturaliste » perçu par défaut « comme une clé de lecture permettant de réduire la complexité d’un problème vis-à-vis duquel les acteurs s’estiment démunis ».
Au cours de son enquête, l’auteure de l’étude raconte avoir été elle-même confrontée à des « dilemmes éthiques » en étant « témoin d’infractions au droit lors des terrains d’observation ». Elle cite ainsi une scène surréaliste survenue lors d’un déplacement professionnel, dans une « île relativement isolée », auquel elle participait en tant qu’observatrice au côté de « professionnels du droit ». L’un d’eux n’avait pas hésité à demander à l’hôtelier qui les hébergeait de lui « trouver une fille de 18 ans ».
« Le professionnel hôtelier a refusé d’accéder à cette demande, répétée deux fois, puis l’a révélée oralement aux membres du groupe. Nous avons hésité sur la conduite à tenir et sur la pertinence de dénoncer les faits a minima à un ordre ou à un syndicat professionnel. Finalement, nous nous sommes ‘rangées’ derrière la réaction du groupe qui a consisté à critiquer oralement ce professionnel sans pour autant le dénoncer à une autorité ».
Le chemin s’annonce donc encore tortueux pour éveiller pleinement les consciences sur la nécessaire protection de l’enfance.
J-B. C.
Pour réaliser cette étude, Lucile Hervouet a recueilli de nombreux témoignages. En voici quelques extraits, reproduits tels quels ci-dessous :
« Lors de mon enfance plusieurs amis (hommes) de ma mère et de mon beau père ont tentés de me toucher lors de leur beuveries… je ne me laisser pas faire. Il y avait aussi les voisins d’à côté car ma mère travaillait pour nous nourrir moi et mon petit frère donc elle revenait tard . Alors je prenais mon petit frère et nous allions nous cachés dans la montagne jusqu’a ce que ma mère revenais. C’était une période difficile. » (Anonyme, extrait de questionnaire).
« Le matin quand j’allais prendre ma douche fallait que je lui touche le sex sinon il me frappait. Quand je me douchai il venait se laver pour m’apprendre à me laver. De mes 7 ans jusqu’à mes 10 ans. » (Anonyme, extrait de questionnaire).
« Ma mère nous laissait très souvent avec son cousin à cette époque on avait entre 6 et 8 ans il nous a toutes les 2 violées » (Anonyme, extrait de questionnaire).
« J’ai simplement dit à ma cousine : ‘ tu sais, il vient me visiter dans ma chambre, il me force à l’embrasser’ et c’est comme ça que ça s’est su. Et cet oncle était crédible pour ma famille parce qu’il travaillait, il ramenait à manger. (…) J’ai pu le dire mais ça a été une catastrophe parce que je me suis faite ramasser comme pas possible ». (Maeva, 40 ans, employée)
L’étude complète en PDF :