Jean-Marc Regnault : « on a, en quelque sorte, acheté les consciences » pour implanter le CEP

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Le nucléaire en Océanie, sur la période 1946 à 1974, c’est le thème d’un ouvrage de l’historien Jean-Marc Regnault. Publié en 2021, le livre vient d’être réédité en y incorporant des documents récemment déclassifiés. Des écrits qui montrent que les dirigeants politiques de l’époque ont été en « quelque sorte, achetés » pour permettre l’implantation du Centre d’Expérimentation du Pacifique. Interview de l’auteur.

Publié le 18/10/2023 à 10:55 - Mise à jour le 18/10/2023 à 10:56

Le nucléaire en Océanie, sur la période 1946 à 1974, c’est le thème d’un ouvrage de l’historien Jean-Marc Regnault. Publié en 2021, le livre vient d’être réédité en y incorporant des documents récemment déclassifiés. Des écrits qui montrent que les dirigeants politiques de l’époque ont été en « quelque sorte, achetés » pour permettre l’implantation du Centre d’Expérimentation du Pacifique. Interview de l’auteur.

TNTV : Que trouve-ton dans cette nouvelle édition de votre livre qui ne figurait pas dans la précédente ?

Jean-Marc Regnault : « On a pu travailler sur quelques nouveautés, notamment les archives de la Défense et des archives audiovisuelles. J’ai également bénéficié de plusieurs documents que Bruno Barillot – militant antinucléaire décédé en 2017, NDLR – m’avait laissé, mais que je n’avais pas encore eu le temps d’examiner ».

TNTV : Certains de ces documents vous ont-ils interpellé ?

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Jean-Marc Regnault : « Il y en a un qui est frappant. Il y a aussi toute une série de documents qui montrent, notamment, l’impréparation du CEP au moment de faire les essais, ici. »

TNTV : Et pour ce qui est du « document frappant » ?

Jean-Marc Regnault : « Quelques jours avant la décision officielle d’installation dans le Pacifique, le ministre de l’Outre-mer écrit qu’il faudra faire valoir que les essais seront intéressants pour les Polynésiens, notamment pour les hommes politiques, parce que cela permettra le développement. Le ministre n’y va pas par 4 chemins. Il dit : ‘Il ne faudra pas hésiter à mettre 1 ou 2 milliards. En gros, pour acheter la conscience des gens. La deuxième partie est aussi fort intéressante quand il parle de Pouvanaa en disant : ‘Quand vous négociez avec les hommes politiques locaux, surtout n’évoquez pas le retour possible de Pouvanaa car s’il revient, il prend la tête du Pays et il obtiendra l’indépendance car il aura l’appui des puissances anglo-saxonnes’ ».

TNTV : Pourquoi ces documents n’ont pas été rendus public plus tôt ?

Jean-Marc Regnault : « En 1998/1999, quand j’avais fait mes recherches sur le CEP, certains documents étaient encore classifiés, dont celui-là. Il n’est sorti qu’il y a 2 ou 3 ans. Avant, on ne le connaissait pas ».

TNTV : Quand le ministre de l’Outre-mer de l’époque dit qu’il « faudra mettre 1 ou 2 milliards », parle-t-il de moyens destinés à de grands projets ou de financer la classe politique locale ?

Jean-Marc Regnault : « Très clairement, il vise les dirigeants du RDPT -le Rassemblement Des Populations Tahitienne, Ndlr- comme Jacques Denis Drollet, en disant : ‘Finalement, les gens du RDPT ne sont pas aussi opposés à la France qu’on pouvait le penser et c’est à eux qu’il faut s’adresser, car ce sont eux qui sont susceptibles d’entraîner la population’. Donc, il faut leur faire miroiter les avantages qu’ils peuvent tirer de cette opération. Il dit : ‘Il ne faut pas hésiter à mettre 1 ou 2 milliards’. Ça vise essentiellement les élites politiques (…) Quelques mois plus tard, il y a les élections territoriales et législatives à Tahiti. Or, pendant cette campagne, il n’est jamais question du CEP. Avant la lettre du ministre de l’Outre-mer, les dirigeants du RDPT étaient très opposés à l’idée d’avoir un jour des essais nucléaires, car le bruit circulait déjà. Comment se fait-il qu’ils n’en aient pas parlé pendant la campagne ? Tout simplement parce qu’au fond, ils se disaient : ‘Si on en parle, la population va se mobiliser contre et on devra refuser le CEP’. Or, on leur faisait miroiter tellement de choses. Des hommes politiques étaient déjà en train d’investir pour construire des maisons qu’on louerait,ensuite, aux officiers de la Marine. Tout le monde savait déjà qu’il y avait une manne. De Gaulle a repris les choses à peu près dans les mêmes termes en disant au gouverneur : ‘Les Polynésiens sont gentils, il ne faudra pas regarder à l’argent’. (…) On a, en quelque sorte, acheté les consciences. Plus ou moins directement, mais tout le monde en a profité. J’ai interrogé beaucoup de témoins de l’époque. A peu près tous m’ont dit : ‘Ce n’est pas très glorieux ce qu’on a fait avec le CEP, mais on a gagné beaucoup d’argent ».

TNTV : Cette lettre est un peu le point de départ de la politique française sur la question du CEP ?

Jean-Marc Regnault : « Oui, mais, surtout, on a cherché à acheter la population et c’est dit très clairement dans de nombreux documents (…) Tous les ans, les gouverneurs tenaient des discours en disant : ‘Regardez, on a construit ceci ou cela, il y a du travail.’ C’était une politique compréhensible. Comment faire accepter l’inacceptable à un peuple si ce n’est en lui faisant miroiter des avantages. »

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